Une histoire de jupes et de bottines à boutons

Une histoire de jupes et de bottines à boutons

La Grande Guerre a-t-elle aidé à l’émancipation de la femme ?

par Cécile Lensen

A l’occasion de la Journée des Droits de la Femme (8 mars), j’ai le plaisir de partager avec vous cette recherche réalisée lors de l’exposition « La vie en chansons » en 2015. Il est important, voir vital de prendre connaissance de tout cela, il n’est pas question ici que de chansons populaires, mais des mentalités d’une époque, de d’évolution et de combat pour les droits civiques de la femme depuis plus d’un siècle.
Ces femmes ont prouvé par leur courage, leur ténacité, leur force physique et mentale qu’elles n’étaient pas que des jolis minois mutins à mettre sous cloche et qu’elles pouvaient être bien plus. Les femmes de 1914 ont beaucoup à nous apprendre, elles font parties de ces pionnières qui ont brisés les carcans qui les enserraient et qui nous permettent aujourd’hui de vivre librement en Europe.
Prendre conscience de tout ce qu’elles ont vécu, surpassé, traversé permet de ne pas perdre de vue d’où les femmes viennent et où elles pourraient revenir si nous n’y prenons pas garde. 
Je vous souhaite une bonne lecture !

Deux Trottins – 1902 – Théophile Alexandre Steinlen

La Grande Guerre est une période charnière de l’histoire des droits des femmes. Avant-guerre, si nombre d’entre elles sont militantes, “suffragettes” battant le pavé à la poursuite du droit de vote, les consciences s’élèvent moins chez les hommes. La guerre et son effort marquent un tournant.
On fait souvent l’erreur de considérer que les femmes ont commencé à travailler avec la guerre 14. Mais avant cela, les femmes modestes travaillaient déjà, cantonnées à des « boulots de femmes » : linge, ménage et maternage. La femme, cet être fragile, méticuleux et patient devait exceller dans les travaux d’aiguille : « Grisette » (couturières), « Trottins » (coursières pour les femmes de la Haute), lingères, blanchisseuses, mais aussi domestiques, marchandes… Et quant aux femmes de la campagne, elles n’ont jamais cessé d’être au champ comme à la ferme. Il serait donc plus juste de dire que les femmes ont commencé à travailler dans des domaines habituellement réservés aux hommes !
Car oui, à partir de 1915, le conflit s’installe dans la durée, du 31 juillet 1914 au 10 octobre 1919, ce n’est pas moins de 8 millions d’hommes qui seront mobilisés en France. 
huit millions d’hommes sont mobilisés (2). La société française a besoin des femmes non seulement aux champs – l’exception jusqu’alors – mais aussi dans les usines et les arsenaux. Les femmes rejoignent l’espace professionnel. Dans la dernière année de guerre, elles sont au nombre de 420 000(1) et constituent un quart de la main d’œuvre totale.
En encourageant cette participation à l’effort de guerre, la musique apporte sa pierre à l’édifice de l’émancipation et permet de dissiper – en apparence seulement – le mythe de la femme fragile.

Affiche anglaise d’appel au travail

1

On n’est pas inutiles
On n’est pas embusquées
On a les bras dans l’huile
On est dures au métier
Nous avons des ampoul’s aux mains
Et nous somm’s des femm’s pas fragiles
C’est nous qui f’sons dès le matin
Des soixant’ quinz’ ou des cent vingt
Poussant l’burin !

 

Refrain

Nous somm’s les tourneuses d’obus
Les mômes des poilus
On n’est pas des duchesses
On peut nous voir dès le matin
Nous cavaler au turbin
Et tout le jour à l’atelier
On cisèle l’acier
Comm’ des homm’s à lar’dresse
On peut dir’ qu’ell’s jett’nt leur jus
Les tourneuses d’obus

2

Nous gagnons la brifaille,
Des vieux à la maison
L’homme est à la bataille
Il faut bien qu’nous bouffions
En donnant la crout’aux moutards
C’est nous qui faisons la mitraille
Que nos gars envoient aux boch’smards
Pour leur’ z’y rentrer dans le lard
ou bien autr’ part !

 

3

Quand la guerr’ s’ra finie,
Qu’nos poilus reviendront
Notre tâche accomplie
A la gar’ nous irons.
Nous leur dirons plein’ de fierté :
On va reprendre notre vie
Reprends ta place à l’atelier
Nous les femm’s on r’tourn’ au foyer
Pour te choyer !

 
« Les Tourneuses d’obus » (Paroles de Jean Mauris, musique de Vincent Scotto) est la chanson la plus connue rendant hommage à ces « munitionnettes ». Sa popularisation vient à partir de 1916 grâce à l’interprétation de Berthe Sylva, une chansonnière de 31 ans habituée des casinos de Montmartre et Montparnasse. La même année, elle est entonnée à Marseille par Andrée Turcy dans la revue de l’Alcazar. Le titre a pu s’appeler La Poileuse et comprenait un couplet différent : “Tout comme les Poilus, nous autres on sait en mettre. Journellement, de grand matin, nous nous rendons au turbin”. Elle est là, la Grande Guerre des femmes, leur front à elles. De nombreuses chansons font état de cette situation tel que : « Allons-y, la gosse ! » (Paroles de Paul Briollet, Musique de Paul Dalbret), …

Mais il n’y a pas que dans les usines que les femmes ont remplacé les hommes, elles remplacent les instituteurs mobilisés, les contrôleurs de train, elles conduisent même les premières ambulances. Même l’armée consent à faire appel à des sténodactylos « en jupons » !
 «Les femmes à la caserne » (Paroles de Malfert, musique de Delormel) 

Dans toutes les casernes maintenant
Notre Ministre de la guerre
Par des femmes a – geste charmant ! –
Remplacé tous les auxiliaires
Dans les bureaux les magasins,
Chez le tailleur ou aux cuisines
On ne voit que minois mutins,
Nuques d’albâtre et tailles fines !

Si les honneurs pleuvent, et que le général Joffre déclare même en 1915 que, « si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre », l’émancipation n’est pas bien vue de tous. Les paroliers ont la tâche difficile d’allier l’encouragement à ces femmes laborieuses, tout en leur rappelant leur place véritable.
Dans « La Poiluse » (Paroles et musique de Montéhus), on la glorifie, elle est la reine de l’usine… au sein nourricier.

La poiluse, reine de l’usine
La costaude aux jolis tétons,
Muscles tendus, fière mine
Oui nous l’aimons, oui nous la chantons ! (…)
Elle n’a rien de l’esclave qui turbine,
Elle conserve toujours sa gaité !

Car quoiqu’ils disent, la tâche des munitionnettes est rude. La preuve dans les écrits d’une journaliste, Marcelle Capy, qui s’est essayée à “tourner les obus” :

« L’ouvrière, toujours debout, saisit l’obus, le porte sur l’appareil dont elle soulève la partie supérieure. L’engin en place, elle abaisse cette partie, vérifie les dimensions (c’est le but de l’opération), relève la cloche, prend l’obus et le dépose à gauche. Chaque pièce pèse 7 kilos. En temps de production normale, 2 500 obus passent en 11 heures entre ses mains. Comme elle doit soulever deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour 35 000 kilos. Au bout de trois quarts d’heures, je me suis avouée vaincue. »

Les chansons en l’honneur de ce nouveau rôle ont par ailleurs tendance à oublier, à l’instar des Tourneuses d’obus, que les conditions de travail sont déplorables (2), que le piquet de grève est planté en juin 1917, emboîtant le pas aux mutineries de Craonne, et que l’effort de guerre est réalisé pour un salaire moindre – un quart en moins. Mais les chansons doivent rasséréner et non dénoncer, la censure d’État ne le permettant de toute façon pas.

Photos Lewis GP

Une histoire de jupe…


De nombreuses femmes ont abandonné le jupon encombrant peu adapté aux nouvelles tâches à assumer, notamment dans ces usines d’armement (entre la chaleur, les projections de graisse et les efforts épuisants). Elles adoptent le pantalon et les bottines à lacet qui tiennent mieux le pied, raccourcissent les jupes, le tout sous couvert des soucis d’économies propre à l’effort de guerre (3).
 
 
Les hommes voient tous ces changements d’un oeil méfiant :

“L’introduction de la main d’œuvre féminine systématique est en opposition absolue avec le maintien de l’existence du foyer et de la famille”

selon le Comité fédéral national des métaux qui réunit les syndicats d’ouvriers, en 1917.

La chanson porte donc ce message de diverses manières.

Dans « Jupes Cloches » (Paroles de Saint-Granier, Musique de Gabaroche, 1916)

On n’porte presque plus la botte à boutons
On trouve le lacet de bien meilleur ton !
Vous avez bien l’air, ça c’est merveilleux
De marcher sur une douzaine d’œufs !
Quant à la jupe courte, c’est très amusant,
On voit le paysage quand il fait du vent
Et puis il y a bien moins d’étoffe à r’trousser
Quand ces dames méritent la fessée !

 

 

Le ton se veut humoristique, avec une pointe de dédain paternaliste à peine voilé concernant ces nouvelles habitudes vestimentaires. Sans compter le fait de corriger ces affranchies du jupon et des bottines à boutons… Une manière de rappeler que les femmes sont encore considérées comme mineures à cette époque.

 

 

On se moque beaucoup notamment dans « Jupes trotteuses » (Paroles de Paul Briollet et Léo Lelièvre, Musique de Tassin) ou dans cette chanson sans titre (Paroles de Jacques-Charles, Musique de Fred Mêlé et Craven):

C’est le genre fil de fer dont elles sont victimes,
Si bien qu’ell’s ont tout d’l’affiche, mais c’est un crime
Plus de hanch’, ni d’seins, plus rien derrière et d’vant
Quand on les enlace on croit t’nir un paravent

Derrière les railleries, il y a surtout la peur des répercussions psychologiques de ces transformations sur les intéressées. Débarrassées de leurs entraves vestimentaires les plus visibles, les femmes sont plus libres… et dans la foulée, plus confiantes, décidées et entreprenantes. Elles risquent de s’émanciper !

Les relations de couple ne peuvent qu’être affectées par tous ces changements subtils, mais profonds dont les absents redoutent déjà les effets à leur retour car ils contribuent en partie à alimenter chez les hommes un courant de suspicion et de méfiance envers les femmes, sentiments qui s’étendent bien au-delà de la simple esthétique et de la mode, comme on peut le voir dans « Avant-Après » (Paroles de Georges Montau-riol, musique de Vincent Scotto).

Avant cette guerre la femme restait chez elle
Restait à rien faire, du moins à ce que l’on dit…
Elle soignait les mômes, faisait la vaisselle
Frottait les parquets, battait les tapis.
Après cette guerre, chaque jour à l’usine

Ou à son bureau elle retournera
Et l’homme restera pour faire la cuisine
Torcher les marmots et repriser les bats
Et c’est peut-être lui, ça c’est épatant
Qui s’ra obligé de fair’ les enfants ! (…)

La question du retour en arrière est omniprésente comme le poursuit cette chanson :

« L’épouse ayant su remplacer l’époux, Sera son égale et l’mari morose, pourrait bien avoir … le dessous… ! »

Alors on tente de rassurer les hommes : dans un couplet des Tourneuses d’obus, ces mots sont placés dans la bouche des femmes ;

Quand la guerr’ s’ra finie,
Qu’nos poilus reviendront
Notre tâche accomplie
A la gar’ nous irons.
Nous leur dirons plein’ de fierté :
On va reprendre notre vie
Reprends ta place à l’atelier
Nous les femm’s on r’tourn’ au foyer
Pour te choyer !

 
Les auteurs sont en effet en service commandé et masquent le débat politique de ces chansons soi-disant féministes : à l’arrière, il faut soutenir les troupes et, en musique, soulager leur peine.

La guerre a-t-elle émancipé les femmes ?


Les femmes ont su pallier à l’absence des hommes, elles se sont découvert un périmètre d’autonomie, d’autogestion, d’autorité et de créativité que beaucoup n’auraient pas imaginés. L’émancipation de la femme qui existait déjà dans les discours d’avant-guerre,  se voit renforcée, à présent, par une démonstration concrète et quotidienne de leurs capacités, prouvant que leurs demandes sont tout à fait légitimes.

Cela pose question, Maurice Donnay en parle dès 1917 dans « Lettres à une dame blanche » :

« Une femme qui, pendant toute la durée de la guerre, aura organisé, administré, dirigé un hôpital, une œuvre, ou une maison de commerce, une usine, qui aura fait preuve d’initiative, d’intelligence, de résistance et de force, acceptera-t-elle, après la paix, de rentrer en tutelle dans le mariage, en infériorité dans le code ? Elle aura conscience de sa valeur ; surtout, elle aura été son maître, elle aura été indépendante. Grave question ! »

Mais, au final, si on a reconnu la participation à l’effort de guerre, si provisoirement elles ont eu l’autorité parentale (en France), en France, à la démobilisation, tout doit rentrer dans l’ordre. Il n’est pas question de donner un nouveau visage à la société. Les hommes retournent au foyer et par extension, au travail. Et la société se reconstruit, sensiblement, sur les mêmes schémas. La misogynie n’est pas morte dans les tranchées. Les femmes doivent abandonner les fonctions nouvelles qu’elles occupaient depuis 1914. Alors est-ce le retour à la case départ ? La guerre a tout d’un interim… L’après-guerre se solde par un réveil des valeurs traditionnelles. Et avec les pertes humaines et les appels au repeuplement, on rappelle bien vite aux femmes leurs devoirs d’épouse, de maîtresse de maison et de mère de famille. En cette période « nataliste », la fête des mères sera instituée (en 1918 en France, 1923 en Belgique).
En Belgique, à la fin de la guerre, l’état sera moins ingrat : en récompense de leurs courages, on reconnaîtra aux femmes la pleine citoyenneté et le droit de vote en 1919– cela ne sera effectif qu’en 1921 rien que pour les élections communales). Ce sera également le cas en Angleterre et en Allemagne. Pour la France, il faudra attendre la fin de la seconde guerre.

Ces pionnières et visionnaires ont ouvert la voie, des femmes ordinaires ont trouvé leur place, les esprits féminins ont évolué, les mentalités masculines sont troublées et surtout, la lutte des féministes a de solides arguments. Le virage est bel et bien amorcé. Les femmes de 1919 savent qu’elles ne sont plus celles de 1914. Elles aussi ont fait leurs armes !  Elles ne veulent plus être dans l’ombre de cette société masculine !

Suffragettes.

 


(1) Il s’agit exclusivement du nombre de femmes dans les usines d’armement, et à partir d’un sondage de quelques milliers d’usines. Ce chiffre d’inclut pas des secteurs dont le rôle dans l’effort national fut important, comme les industries du textile où les femmes sont largement majoritaire (60 à 70% entre juillet 1914 et juillet 1917) 
(2)  D’un point de vue sociale, les ouvrières adoptent pour un temps les codes sociaux de leurs homologues masculin : ainsi naissent les premières équipes de football féminines (d’abord en Angleterre, puis en France), sport né dans les milieux bourgeois et assimilés à la culture ouvrière et à l’organisation de la lutte sociale. Malheureusement, cette expérience prend fin rapidement, avec une réglementation clairement contre les femmes et au développement du sport pour elles : le 5 décembre 1921, la fédération anglaise de football interdit explicitement aux clubs membres de laisser le moindre espace aux équipes féminines. Il faudra attendre 1970 pour que la fédération anglaise revienne sur cette décision.
(3) Pour le vêtement de travail, une réflexion se développe en 1917 dans les milieux patronaux, dans le cadre d’une nouvelle législation sur les conditions de travail dans les usines employant des femmes : création de vestiaires, salles d’allaitement et crèches pour jeunes enfants et mères, tenues spéciales pour le travail… 
(Merci à Simon Vacheron pour ces précisions –  Pour en savoir plus : Mobiliser l’industrie textile (laine et coton). L’État, les entrepreneurs et les ouvriers dans l’effort de guerre, 1914-1920 )