Le Lieutenant Cyrille Jacquemin et les Cyclistes-Frontière, de leur création à l’après-guerre

Le Lieutenant Cyrille Jacquemin et les Cyclistes-Frontière, de leur création à l’après-guerre

Article paru dans « Les Nouvelles Notices Visétoises » n° 163, SRAHV, août-décembre 2022, pp. 41-60.

Dans cet article, nous vous présentons une figure importante et symbolique de Visé, dont beaucoup connaissent le nom sans savoir forcément qui il était : le Lieutenant Cyrille Jacquemin, dont l’école située rue de Berneau porte toujours le nom.

Le Lieutenant Cyrille Jacquemin fut un officier des Cyclistes-Frontière lors de l’invasion de Mai 40 ; il mourut héroïquement sur le front, ce qui fit de lui le seul officier mort au champ d’honneur de l’unité Cyclistes-Frontière, 2eRégiment, basé à Visé, dans les bâtiments actuels de l’école portant son nom.

Que sont les Cyclistes-Frontière et pourquoi ont-ils été créés ?

Portrait de Cyrille Jacquemin

1918, fin de la Première Guerre mondiale, les Alliés et les Allemands se rassemblent pour conclure les termes de l’Armistice.

Le 28 juin 1919 est signé le Traité de Versailles, qui provoquera de vives tensions en Allemagne.

Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler devient Chancelier du nouveau Reich allemand.

L’Europe s’inquiète de ce nouveau dirigeant à l’attitude agressive, défiant ouvertement les termes du Traité de Versailles, notamment en réarmant impunément son pays. Les anciens adversaires de 14-18 s’inquiètent très tôt d’une nouvelle guerre et commencent à se préparer à devoir se défendre contre l’Allemagne nazie.

En plus du réarmement des forts encore en état d’être réhabilités et la construction de nouvelles fortifications autour de Liège et de Namur, comme, par exemple le fort d’Eben-Emael, le ministre de la Défense nationale de l’époque, Albert Devèze, dépose un projet de loi tendant à obtenir la création d’unités spéciales au sein de l’Armée belge.

Selon son programme, ces unités seraient utilisées comme troupes de première ligne en cas d’agression et/ou de violation du territoire par nos voisins de l’Est. Ces unités seraient formées de soldats de carrière, donc de volontaires et non pas de conscrits. Une fois le projet adopté, il n’y avait plus qu’à le mettre en application.

Cette unité spéciale sera composée d’une infanterie légère dont le moyen de locomotion principal serait la bicyclette et aurait pour mission de surveiller les frontières communes entre la Belgique et son voisin allemand. De ce fait, le nom de l’unité prit le nom d’« Unité Cyclistes-Frontière ».

Une campagne de recrutement démarre afin d’enrôler des volontaires, soit parmi les membres de l’armée, soit parmi les civils souhaitant s’engager.

Le 13 mars 1934, un premier contingent est constitué et envoyé au camp de Beverloo (province du Limbourg) pour parfaire leur instruction.

Camp de Beverloo, « la mitrailleuse en action en pleins carrés » 

Pour pouvoir souscrire comme volontaire aux Cyclistes-Frontière, il fallait répondre à 3 conditions : avoir 18 ans accomplis, ne pas avoir 29 ans révolus et être célibataire, veuf ou divorcé sans enfants [1].

L’uniforme de cette nouvelle unité sera calqué sur celui des Carabiniers-Cyclistes, à l’exception de la coiffure qui sera un béret basque bleu de roi de 10 pouces orné de la roue cycliste.

Comme il est prévu un bataillon pour la province du Luxembourg, les militaires de celle-ci adopteront le béret vert des Chasseurs Ardennais orné de la roue cycliste au lieu de la hure portée par ces derniers.

Adjudant Cycliste-Frontière avec l’uniforme pré-1935, reconnaissable particulièrement au col

 

Insigne des Cyclistes-Frontière, porté au col et aux épaulettes

A leur création, les unités sont administrées de la façon suivante :

  • Les compagnies d’Arlon, Bastogne et Vielsalm sont dirigées par le Régiment des Chasseurs Ardennais dont l’Etat-Major se trouve à Arlon.
  • Les compagnies de Lanaeken, Kaulille et Maaseik, qui forment le bataillon dit « du Limbourg » sont dirigées par le 11e Régiment de Ligne à Liège et le 1er Régiment de Ligne à Verviers.
  • Les compagnies de Liège, Henri-Chapelle, Hombourg, Visé et Verviers, sont dirigées respectivement par le 14e Régiment de Ligne à Liège et le 1er Régiment de Ligne à Verviers.
  • La compagnie de Malmédy et plus tard celle d’Eupen dépendront du 2e Régiment de Carabiniers-Cyclistes dont l’Etat-Major se trouve à Eupen. « Grâce »  àla crise, les volontaires ne manquent pas pour venir remplir les rangs de cette nouvelle unité qui comptera rapidement 2200 volontaires. Une fois à Beverloo, les volontaires commencèrent un entraînement strict et drastique, ce qui fit d’eux, en quelques mois, les meilleurs soldats de l’Armée belge.

Le 10 septembre 1934, la ville de Visé reçoit le premier contingent militaire de gardes-frontière casernés à Visé et dirigés par le Capitaine-Commandant D’Hainaut, qui défile devant le monument aux morts 1914-1918 avant d’aller s’installer à leur caserne dédiée.

Le 28 avril 1935, le Commandant D’Hainaut est invité à la réception de la Saint Georges.

En 1936, suite à une réduction budgétaire, les volontaires eurent le choix entre une réduction de 20% de leur allocation ou la résiliation de leur contrat d’engagement.

Arrivée des Cyclistes-Frontière à Visé, pour une cérémonie devant le monument aux morts 14-18.

 

Arrivée des Cyclistes-Frontière à Visé provenant directement de Bourg-Léopold.

 

Pour remplacer ceux qui avaient choisi la deuxième option, le Haut Commandement choisit arbitrairement parmi les miliciens de la classe 1936 ceux qui viendraient combler les places vacantes.

La mission des Cyclistes-Frontière était simple : la surveillance et la garde de la frontière belgo- allemande. Pour ce faire, la zone de surveillance fut divisée en trois parties :

  • La zone de la frontière du Limbourg hollandais fut confiée aux trois compagnies du Bataillon du Limbourg.
  • La deuxième zone prolongeant la frontière depuis le Limbourg jusque Losheimergraben, situé en région germanophone.
  • La troisième zone de Losheimergraben à Arlon, via Saint-Vith, devint la zone des Cyclistes-Frontière des Chasseurs Ardennais.

La zone frontalière fut peu à peu jalonnée de postes d’alerte, de la Hollande jusqu’au Grand-Duché du Luxembourg, occupés 24/24h par les Cyclistes-Frontière.  En général, la force de ces petits postes était composée d’un gradé (caporal ou sergent) et de trois hommes.

En cas d’invasion, la mission des Cyclistes-Frontière, en plus de donner l’alerte en haut lieu, était de retarder au maximum l’avancée ennemie afin que les forces à l’arrière puissent se préparer.

Pour cela, ils avaient deux moyens :

  • La destruction des ouvrages d’art et l’entrave des points de passage : surtout à partir de 1936, les ouvrages d’art (ponts routes, ponts rails, routes à grande communication, chemins forestiers, tunnels, viaducs, etc…) étaient gardés militairement. Des corps de garde furent construits pour la garde et la mise à feu de ces ouvrages qui avaient été minés à l’avance.
  • Les abris (fortins, casemates ou encore bunkers) étaient de petites constructions en béton, armées pour les plus petits d’une simple mitrailleuse lourde et pour les plus importants, d’un canon C47 dit « de casemate », en plus de mitrailleuses et de goulottes à grenade pour la défense rapprochée. Elles étaient généralement proches de dispositifs « Cointet », c’est-à-dire de bornes où l’on tendait des fils en acier en travers de la route ou là où l’on arrimait des portes Cointet pour obstruer le passage des véhicules ennemis. Ces abris ne furent peu, voire pas, utilisés durant la Campagne de mai 40.

Cyclistes-Frontière plaçant des obstructions (ici, des barbelés) sur les hauteurs de Jupille.

En 1937, les différentes compagnies formeront le Régiment Cyclistes-Frontière.  Dès lors, les compagnies de Malmédy et Eupen cesseront de porter les écussons de cols verts à passepoil jonquille (jaune) des Carabiniers-Cyclistes pour adopter le coin de col rouge de l’infanterie, en uniformité avec les autres compagnies.

Le Colonel B.E.M. Jacques est désigné pour prendre le commandement du nouveau régiment. Son officier adjoint sera le Major Tilot.

L’Etat-Major du Régiment Cyclistes-Frontière prendra ses quartiers à la Caserne Major Cogniaux à Verviers.

Le 19 mai 1938, S.M. le Roi Léopold III remet, sur la place du Martyr à Verviers, le fanion du nouveau régiment au Colonel Jacques devant les troupes.

Le roi Léopold III remettant le fanion du Régiment au Colonel Jacques.

Mars 1938, c’est l’Anschluss, invasion et annexion de l’Autriche par l’Allemagne.

L’Armée belge rappelle ses réservistes, les positions de défense sont occupées, les terres sont truffées de tranchées, de barbelés et de piquets. Nous sommes sur le « Pied de Paix Renforcé ».

Cette alerte durera trois semaines, après quoi elle est levée et les rappelés rejoignent leur domicile. La vie reprend mais un malaise subsiste.

1er septembre 1939, deuxième mobilisation qui ne surprend nullement les unités concernées. Des concentrations de l’armée allemande s’amassent à la frontière, certains douaniers belges rapportent que leurs collègues allemands sont remplacés par des membres de la Wehrmacht. La guerre entre la France et l’Allemagne est officielle et même si chaque camp se regarde en chien de faïence, l’Etat belge s’inquiète.

A ce moment critique, le Régiment Cyclistes-Frontière a des unités à la frontière allemande, depuis la  Baraque Michel jusqu’à Lixhe.

Au corps de garde de Mouland : contrôle du poste-radio.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Leur mission n’a presque pas changé, elle consiste à :

  • Lancer le signal d’alerte par téléphone ou par radio.
  • Exécuter des destructions destinées à entraver la marche de l’ennemi vers l’intérieur du pays.
  • Les missions 1 et 2 étant exécutées, se replier sur une position d’accueil.

Mais le travail ne manque pas car depuis la mobilisation de 1938, les unités entreprennent des terrassements et ouvrages de toutes espèces dans le territoire bordant la frontière et allant jusqu’à 30 km dans les terres. Abattis, destructions, fossés anti-char, champs de mines, obstructions bétonnées, obstacles en fil barbelé, tranchées, boyaux, tout cela est fait durant un hiver rigoureux. L’armée veut alors créer une « zone étanche » mais malheureusement, l’ouvrage ne se terminera pas à temps.

En 1939, on compte, à la caserne de Visé, 345 militaires. Le 15 mars 1940, le Régiment Cyclistes-Frontière se dédouble et chaque nouveau régiment comprend :

  • 1 Etat Major
  • 3 Bataillons
  • 2 Compagnies de 5 pelotons
  • 1 Compagnie de mitrailleuse
  • 1 Compagnie de C/47

Le 1er Régiment de Cyclistes-Frontière, commandé par le Colonel Jacques, surveille la frontière d’Elsenborn à Teuven.  Le 2e Régiment Cyclistes-Frontière, commandé par le Lieutenant-Colonel Tilot surveille la frontière de Teuven à Lixhe, défend la Meuse de Wandre à Lixhe et un bataillon reste en réserve de Corps d’Armée pour la P.F.L. (Position fortifiée de Liège).

Poste d’alerte à Rocherath.

Le 10 mai 1940, ce que tout le monde redoutait arrive : les Allemands passent la frontière sans préavis.

Les postes de garde envoient tour à tour leur message d’alerte et confirment la destruction de leur(s) ouvrage(s) d’art. C’est ici que nous retrouvons le Lieutenant Jacquemin, 2e Régiment Cyclistes-Frontière, IIIe Bataillon, 5eCompagnie, sous les ordres du Capitaine-Commandant De Rache.

Avant de nous lancer dans son périple durant la Campagne des 18 jours, revenons en arrière pour dresser le portrait de notre protagoniste.

 

Cyrille Jacquemin (1911 – 1940) : portrait

De l’union du couple formé par Léonie Camille Graisse († 1959), femme au foyer et Marius Jacquemin († 1936), ouvrier dans les bassins miniers, naquit le 1er juillet 1911 le petit Cyrille Marius Jacquemin à Bleid (Gomery  – Luxembourg).

Après des études en Ecole moyenne, il commença à chercher sa voie pour son futur professionnel. Marqué par les blessures de guerre de son père, qui avait été gazé lors de la Première Guerre mondiale, il était doté d’un esprit patriotique exceptionnel. Alors qu’il travaillait dans une imprimerie à Ath, l’un de ses camarades lui demanda pourquoi il ne s’engagerait pas dans l’armée. L’idée lui parut excellente et il se porta volontaire de carrière le 5 avril 1929 et fut envoyé au 10e de Ligne. Il gravit les échelons très rapidement en étant promu caporal le 10 juin 1929 et sergent le 20 juin 1930. Un peu avant son incorporation, Cyrille fit la connaissance d’une jeune fille de Villers-la-Loue, village voisin de celui de Bleid : Maria Inglebert, qui entamait des études pour être institutrice et dont le père était ouvrier farinier au moulin de Berchiwez. Mais ils se perdirent de vue, Cyrille étant militaire et Maria devenant institutrice à Bruxelles.

Cyrille au 10e de Ligne. Il est le 4e en haut en partant de la gauche.

Cyrille et son frère gendarme. Leurs uniformes datent d’avant 1935 et l’on distingue le « 10 » du 10e de Ligne sur l’épaulette de Cyrille et ses galons desergent.

Ayant pour ambition de devenir officier, il se devait de s’instruire. Pour cela, il fut admis, le 20 août 1933, à l’Ecole des cadets, aussi appelée « Ecole centrale scientifique de Namur », où l’on dispensait des cours de niveau humanités supérieures à orientation militaire.

Cyrille et un camarade en formation (1929).

Cyrille sur les bancs de l’Ecole des cadets (photo prise entre août 1933 et mars 1935).

Il en sorti diplômé le 21 mars 1935, date à laquelle il rejoignit son régiment.

Le 1er avril 1935, il fut promu adjudant et le 26 juin 1935, il reçut ses galons de Sous-lieutenant d’infanterie et fut transféré au 1er Régiment de Ligne.

Cyrille Jacquemin est le 2e en partant de la droite au 10e de Ligne. Ses galons indiquent qu’il est sergent. La photo fut donc prise entre 1930 et 1935.

En 1937, les circonstances font que les chemins de Cyrille et Maria se recroisent. Leur idylle de jeunesse reprit et ils décidèrent de se marier, ce qui posait problème. En effet, à l’époque, d’une part, les officiers de l’armée belge doivent avoir des autorisations spéciales pour se marier (où les deux familles sont soumises à des examens d’engagement et de loyauté poussés) et les femmes d’officiers ont pour interdiction de travailler. Ainsi, les deux fiancés entament les démarches nécessaires en février/mars 1937. Maria quitte son travail d’institutrice et la permission de se marier leur parvient le 24 mars 1937.  Ils se marient à Villers-la-Loue le 8 mai 1937.

Cyrille Jacquemin resta au 1er Régiment de Ligne jusqu’au 26 septembre 1937, lorsqu’il fut désigné comme élément de haute valeur pour intégrer le Régiment Cyclistes-Frontière et vint à Visé où il loua une maison au 47, rue de la Fontaine. Il y habitera avec sa famille jusqu’au début de la guerre.

Le 28 janvier 1938, Maria donna naissance à un fils alors que Cyrille était convoqué au Palais Royal avec d’autres officiers pour présenter ses vœux au Roi Léopold III.

Maria était alors rentrée dans sa famille à Villers-la-Loue pour accoucher et comme le couple n’avait pas encore décidé d’un prénom, c’est le père de Maria qui choisit celui de « Georges ». Ce sera également lui qui préviendra Cyrille, toujours à Bruxelles via un télégramme lui disant : « Tu peux revenir, mission accomplie ».

Le 26 juin 1938, Cyrille Jacquemin fut nommé lieutenant. Le 5 mars 1940, il fut désigné comme chef de peloton pour la 3e Compagnie Cyclistes-Frontière sous les ordres du Capitaine-Commandant De Rache et du Major D’Hainaut.

Cyrille, Maria et leur petit Georges. Les galons qu’il porte indiquent qu’il est lieutenant chez les Cyclistes-Frontière. Photo prise après le 26 juin 1938. Peut-être dans sa maison de Visé, rue de la Fontaine.

Le 10 mai 1940 à 0h22 : alerte générale. Les postes avancés perçoivent des mouvements suspects à la frontière.

A 5h07, les premières troupes allemandes traversent la frontière. L’ordre est donné d’effectuer la mission de destruction des ouvrages d’art. A quelques exceptions près, tous explosent. Alors qu’ils s’apprêtaient à tenir leurs positions fortifiées, ordre est donné par l’Etat-Major de se replier vers la position d’accueil. Malheureusement, vu l’avancée fulgurante de l’armée allemande et les attaques incessantes de la Luftwaffe, le repli est chaotique et les tentatives de reconnaissance et de contre-attaque n’arrangent rien.

 

Plan de la situation des Unités Cyclistes-Frontière le 10 mai 1940.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 12 mai, tentative de rassemblement des deux Unités Cyclistes-Frontière à Hannut. De Hannut, les hommes se dirigent vers Hannèche où un officier de l’Etat-Major leur dit de se diriger vers Burdinne pour y reconstituer les Cyclistes-Frontière et tenir la position. Arrivés à Burdinne, le commandement y découvre un régiment de Dragons Portés français dirigé par un colonel.

Malgré leur volonté d’aider à la défense de la position, l’officier français refuse catégoriquement. Pour ne pas rester inactifs, les hommes des Régiments Cyclistes-Frontière décident de retraiter sur Namur et donnent rendez-vous à tous ceux qu’ils croisent à la Citadelle de Namur. Arrivés à l’Etat-Major de Namur, les hommes reçoivent l’ordre de se rendre le soir-même à Gembloux où ils arriveront le 13 mai à 2h00 du matin. De là, des officiers français arrivent et leur disent que leurs lignes sont en train de reculer. Le soir de ce même jour, les soldats doivent repartir pour Fleurus.

Le 14 mai, à Fleurus, les hommes retrouvent le Major D’Hainaut qui leur annonce qu’ils doivent partir au plus vite et tenter de nouveau de se rassembler. C’est ce qui sera fait le lendemain, le 15 mai, où les deux régiments se rassemblent et peuvent prendre le temps de se remettre en ordre de combat.

Le 16 mai dans l’après-midi, les deux régiments reçoivent l’ordre de défendre le canal de Willebroek (au nord de Bruxelles) pour couvrir la retraite des hommes de la ligne K.W. [2] mais cela prend plus de temps que prévu et les hommes nécessaires au maintien des positions défensives manquent cruellement.

Du 18 au 22 mai, les unités vont se replier sur Gand, Lootenhulle, Beveren, Oostrosebeke pour arriver à la Lys, se réapprovisionnant parfois avec du matériel civil.

Le 22 mai, la défense de la Lys a déjà débuté, les Cyclistes-Frontière prennent position, d’abord en seconde ligne, en attendant que la première ligne ait besoin de renforts.

Le 1er Régiment à Sint-Pietershoek et Hulste. Le 2e Régiment se gardera vers Harelbeke et Courtrai.

La mission principale des troupes est la contre-attaque, pour rejeter tout ennemi ayant franchi la Lys.  Du 22 au 24 mai, l’ennemi sera terriblement efficace. Malgré les ordres d’établir des barrages et de contre-attaquer, rien n’y fera et, repoussée jusqu’à la côte, l’Armée belge capitulera le 28 mai.

Revenons sur la journée décisive du 24 mai avec le témoignage du Capitaine-Commandant De Rache [3].

 

Témoignage du Capitaine-Commandant De Rache

 

 

Le Lieutenant Cyrille Jacquemin est mort au champ d’honneur ce 24 mai 1940, défendant le rempart de la Lys en compagnie des hommes de son peloton. Les survivants, grièvement blessés lors de la bataille, raconteront que, seul, il prit le fusil-mitrailleur pour tirer les dernières cartouches restantes avant de se faire faucher par une rafale ennemie. Il fut le seul officier du 2e Régiment Cyclistes-Frontière à tomber au champ d’honneur. Il avait 29 ans.

A la fin de la guerre, les Cyclistes-Frontière compteront 183 tués au combat, 20 disparus et 400 blessés.  En ce qui concerne la caserne de Visé, nous compterons 15 morts, 6 sont rentrés en 1944 et 1945, ce qui laisse supposer qu’ils ont été prisonniers de guerre durant les combats et 12 sont considérés comme déserteurs [4].

Mme Jacquemin, qui avait trouvé refuge chez des amis de la famille à Bruxelles durant les combats, retourna à la maison familiale, rue de la Fontaine, après l’armistice. Ce fut lorsque l’aumônier vint sonner à sa porte qu’elle lui dira : « J’ai compris ».  N’ayant alors plus de raison de rester à Visé, elle retournera vivre chez ses parents à Houdrigny avec son fils.

Le Lieutenant Jacquemin ayant été enterré à la hâte à Harelbeke, sa veuve reçut un avis comme quoi, si les dispositions n’étaient pas prises, son mari serait enterré dans le cimetière communal de la   commune. Après des démarches pénibles (accord des communes, accord de l’occupant ennemi, mise en place des dispositifs de rapatriement, car il faut savoir que les corps des combattants devaient être transportés dans des cercueils en plomb), le corps de Cyrille Jacquemin sera rapatrié à Villers-la-Loue le 13 août 1940 où il fut inhumé dans le cimetière local. Une messe en son honneur fut célébrée le 16 août 1940.

Tombe et épitaphe originales de Cyrille Jacquemin à Villers-la-Loue.

Après la guerre, le Lieutenant Cyrille Jacquemin reçut, à titre posthume, la Croix de Chevalier de l’Ordre de Léopold avec palme, la Croix de guerre 1940 avec palme et la Médaille Commémorative 1940-1945 avec la citation suivante : « Officier de toute première valeur, a défendu avec acharnement son point dappui à Harelbeke, le 24 mai 1940, résistant farouchement à trois attaques puissantes. En fin de combat, son personnel tué ou blessé autour de lui, il continuera la lutte avec opiniâtreté, tirant lui-même à la mitrailleuse jusqu’à ce quune rafale ennemie vienne mettre fin à sa résistance héroïque ».

Tombe et épitaphe originales de Cyrille Jacquemin à Villers-la-Loue.

Maria et Georges vécurent convenablement durant la guerre. Aidés par son père, travaillant au moulin, Maria tiendra une petite boutique/troquet.

Malgré tout, Maria ne se remit jamais complètement de la mort de son mari, avec qui elle formait un   ménage uni et en qui elle voyait un homme sentimental et attentionné.  Elle l’a beaucoup pleuré et allait très    souvent visiter sa tombe. Elle ne se remariera jamais, restant fidèle à son mari car consciente de son sacrifice grâce auquel elle pouvait vivre sereinement avec sa pension de veuve d’officier et de veuve de guerre.

Elle gardera une estime certaine de son défunt mari jusqu’à sa mort, en 2005 où elle ira le rejoindre dans la tombe.

 

 

Georges recevant les médailles de son père, en présence de sa maman Maria et de membres de la famille.

Epitaphe actuelle de la tombe de Cyrille Jacquemin et sa veuve, Maria Inglebert.

Georges, leur fils, vit toujours actuellement dans la maison familiale et même s’il n’en a aucun souvenir, l’image qu’il a de son père est celle d’un homme fidèle, que ce soit à sa femme et à son idéal patriotique et il a tendance à le parer de qualités.

Après la guerre, les traditions des Cyclistes-Frontière ont été reprises par les Régiments de Tanks Lourds d’Infanterie, puis par deux unités de Défense Militaire du Territoire (DMT), et enfin par la Territorial Support Unit (Unité de Support territorial) Cyclistes-Frontière de la Province de Liège ; un de ses drapeaux est confié à l’Etat-Major de la Province de Liège, l’autre à l’Institut Militaire d’Education Physique d’Eupen.

L’Amicale Nationale des Cyclistes-Frontière, l’ASBL « VIGILO [5] », a œuvré, de sa création en 1977 jusqu’à sa dissolution, faute de membres, fin 2017, au relèvement du prestige des Régiments  Cyclistes-Frontière.

 

Affiche de recrutement pour les Cyclistes-Frontière (1933-1938). Le « Mur Devèze » représente la frontière belgo-germanique, « mur » imaginaire qui doit être impénétrable. Le Cycliste-Frontière sur l’affiche surveille du haut de ce mur. La devise « Je veille » deviendra celle des Unités Cyclistes-Frontière.

Logo de l’association « Vigilo ».

La caserne des Cyclistes-Frontière de Visé sera réhabilitée et deviendra l’Ecole des Candidats Gradés interarmes n° 1.

En 1951, le commandant de l’Ecole fait la demande à la direction du Personnel officier militaire d’une notice biographique du Lieutenant Jacquemin afin de renommer la caserne à son nom.

A la fin des années 70, la caserne est définitivement abandonnée en tant que domaine militaire pour devenir Ecole d’Enseignement spécial de l’Etat.  C’est à l’initiative de l’Amicale Nationale des Cyclistes-Frontière, soucieuse du souvenir de ses morts, qu’ils entreprirent de nommer l’école « Lieutenant Jacquemin ».

Ces démarches seront positives et la cérémonie d’inauguration de l’Ecole Lieutenant Jacquemin eut lieu le 25 avril 1981 (sur la plaque apposée sur le mur de l’école, la date de l’inauguration nous est présentée comme celle du 19 juin 1982), en présence de nombreuses personnalités telles que Monsieur Tromont, ministre de l’Education Nationale et de la Culture Française. Un marbre gravé de l’inscription « Ecole Lieutenant Jacquemin Visé » fut remis au directeur de l’école et par la suite, l’Amicale offrit un drapeau national destiné à l’école. Ce drapeau fut remis à monsieur Warnotte, directeur de l’école, le 30 mars 1985 à l’occasion d’une cérémonie organisée en collaboration avec la direction de l’école et la Ville de Visé.

La caserne des Cyclistes-Frontière, réhabilitée en tant qu’école des candidats gradés d’infanterie n° 1 après-guerre.

Aujourd’hui, peu de gens connaissent le rôle qu’a joué l’Unité Cyclistes-Frontière durant la Seconde Guerre mondiale. Depuis la disparition de l’ASBL « VIGILO », peu d’occasions sont possibles pour parler de leur bravoure et pour qu’ils ne tombent pas dans l’oubli.

C’est pour cela que je m’attelle, avec mes modestes moyens, à les faire vivre, via cet article notamment et en les représentant lors de manifestations patriotiques et de reconstitution

Plaque apposée à l’entrée de la nouvelle école spéciale Lieutenant Jacquemin dans les bâtiments de l’ancienne caserne.

 

 

 

 

 

 

 

Nous remercions vivement Georges Jacquemin qui a très sympathiquement ouvert la porte de sa maison en juillet 2022 et raconté son histoire et celle de son père, qui nous a permis d’utiliser les photos de son père venant de sa collection personnelle.

Merci à la commune de Meix-devant-Virton, dont fait partie le village de Villers-la-Loue, pour avoir partagé des informations et pour avoir classé, parmi d’autres, la tombe du Lieutenant Jacquemin « Tombe d’importance historique locale » afin qu’elle soit protégée du temps.

Article rédigé par R.Beuken, ancien animateur au Musée Régional de Visé. 

[1]        Ce qui donna à l’Unité Cyclistes-Frontière [UCF] le sobriquet de « Union des Célibataires Forcés ».

[2]        K.W. : Barrière anti-char belge installée entre Koningshooikt et Wavre.

[3]            Certains lieux indiqués dans le témoignage ont changé d’orthographe ou sont devenus des lieux-dits. Nous avons décidé de ne pas les modifier par soucis historique.

[4]           D’après les recherches de Claude Fluchard pour l’article « Destins de Visétois pris dans la tourmente de la guerre 1940-1945, dans Les Nouvelles Notices Visétoises n° 154-155, p. 21.

[5]        Vigilo signifie « Je veille ». Voir l’affiche de recrutement.