par Cécile Lensen
Le moral des troupes est un aspect que le commandement ne peut négliger, aussi bien que les combattants qui doutent que pour ceux, nécessairement très nombreux, qui attendent et s’ennuient en seconde ligne. La musique et la fête en général furent au cœur de ce dispositif visant à maintenir l’ardeur. On assiste à la mise en œuvre, pour ne pas dire la mobilisation, pilotée par les politiques, de tous les talents disponibles, pour maintenir la forme mentale et regonfler les batteries patriotiques. En plus des concours d’objets manufacturés, qui rythmeront les jours et occuperont les esprits, il y aura surtout la musique et le théâtre.
Le mot théâtre est à prendre ici au sens large, la musique y est presque toujours présente. Il s’agit souvent de revues, qui permettent de composer un spectacle en fonction des attractions disponibles. Et n’oublions pas que l’opérette jouit d’un engouement exceptionnel pendant la belle époque.
Ainsi, de nombreux professionnels du spectacle, musiciens de fosse artistes de scène, trop âgés, réformés ou pistonnés, ont animé des troupes en parcourant l’arrière de la ligne de feu ou les centres de repos disséminés à travers tout le pays. Sur les cartes photos, il est impossible de discerner sans indication, de visu, si les musiciens, chanteurs, danseurs, artiste en général, sont des professionnels, certains sont même parfois en uniforme… car la majorité des musiciens sont des soldats comme les autres, sans traitement de faveur particulier.
Emile Fabre dirige, en 1914-1915, des troupes théâtrales improvisées, réunies sous la bannière du théâtre aux armées. Il n’est pas le seul, car des grands de la scène parisienne comme la liégeoise Berthe Bovy en font autant. Des artistes très connus de l’époque parcourent ainsi les scènes plus ou moins improvisées de l’arrière du front (parfois un simple cercle de camions ou un plateau agricole dont on a caché les roues avec des branches ou encore un échafaudage de rondins…).
Les soldats de 14-18, bien que fortement patriotes, n’apprécient guère le « bourrage de crâne » des musiques patriotiques qui sont majoritairement servies à l’arrière. Les poilus considèrent la majorité des musiciens comme des embusquées, et ceux-ci ont donc toutes les peines du monde à convaincre leur auditoire. Comme en témoigne certains témoignages :
« Quand les musiques militaires que nous détestions comme des embusquées reçurent l’ordre de nous distraire officiellement et de nous remonter le moral au cantonnement, elles furent systématiquement boycottées. Les soldats firent la grève perlée. On dut, dans certains régiments, l’obliger à la présence, ce qui allait à l’encontre des désirs du commandement. Et pourtant, on jouait La Madelon… »
Dans certains spectacles se produisent de vraies femmes. Elles ont un succès énorme (on ne peut pas leur reprocher d’être des embusquées). Les combattants les réclament et elles suscitent souvent plus d’émotion que les remarques salaces.
Lucien Boyer (1870 – 1941) publie ses chansons, les compile dans des volumes, lui qui a « écrit pour les poilus qui ont eu la primeur dans le concert organisé au front » témoigne de la difficulté de séduire ce public :
« Le métier de chansonniers aux armés et extrêmement difficile. Dans cette guerre affreuse, le poilu oxydé par l’attente, pétrifié par la boue, liquéfié par la pluie et repétrifiée par le froid, supporte mal qu’un troubadour vienne lui traduire en Alexandrin la splendeur de son héroïsme. Il appelle cela du bourrage de crâne. Un public de poilus c’est tout d’abord, milles paires d’yeux qui vous toisent d’un air ironique et même soupçonneux. Mais soudain, si vous trouvez la bonne blague qui fait rire et le mot juste qui émeut, toutes ces belles figures s’illuminent, tous ces braves cœurs s’épanouissent, tous ces yeux ironiques deviennent bienveillants (…) ».
Une chanson pour mitrailleurs écrite par Théodore Botrel en 1915.
(Sur l’air de « La petite tonquinoise » de Vincent Scotto – paroles originelles de Christiné Voir également la note 1 à Polin)
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« À la guerre On n’peut guère Trouver où placer son cœur Et j’avais du vague à l’âme De vivre ainsi sans p’tit’ femme Quand l’aut’ semaine J’eus la veine D’être nommé mitrailleur Ma mitrailleuse, ô bonheur Devint pour moi , l’âme sœur… » Refrain« Quand ell’ chante à sa manière Taratata, taratata, taratatère Ah que son refrain m’enchante C’est comme un z-oiseau qui chante Je l’appell’ la Glorieuse Ma p’tit’ Mimi, ma p’tit’ Mimi, ma mitrailleuse Rosalie me fait les doux yeux Mais c’est ell’ que j’aim’ le mieux. » « Plein d’adresse Je la graisse Je l’astique et la polis De sa culasse jolie À sa p’tit’ gueu-gueul’ chérie Puis habile J’la défile Et tendrement je luis dis « Jusqu’au bout, restons unis Pour le salut du pays. » |
Refrain « Quand les Boches Nous approchent Nous commençons le concert Après un bon démarrage Nous précipitons le fauchage Comm’ des mouches Je vous couche Tous les soldats du kaiser Le nez dans nos fils de fer Ou les quatre fers en l’air. » Refrain « Mais tout passe Et tout lasse Mêm’ la guerre et l’un d’ces jours Ou bien l’un’ de ces années Elle sera terminée Alors vite l’on se quitte Glorieuse ô mes amours Nous devrons à notre tour Nous séparer pour toujours. » Refrain final « Après un’ salve dernière Taratata, taratata, taratatère En te voyant rendormie Je te dirai: « Chère amie Fais dodo ma Glorieuse Ma p’tit’ Mimi, ma p’tit’ Mimi, ma mitrailleuse Et tes pleurs mouilleront mes yeux En te faisant mes adieux. » |
Tous ces auteurs-musiciens commandités vont clairement de la communion sincère jusqu’à la pure propagande. Mais quoiqu’il en soit, ces artistes et musiciens, en tournée de bienfaisance ou bien financées par le ministère des armées ont une influence indiscutable : ils transmettent les airs à la mode, donne des idées et des références aux soldats qui s’inspireront de ces revues. On édite presque toujours, pour ces occasions, des programmes fréquemment assez luxueux, qui serviront de modèle aux soirées plus improvisées des amateurs, données en seconde ligne ou dans les camps de prisonniers.
Le Saviez-vous ? Les journaux des tranchées
On trouve un peu partout des journaux des tranchées, imprimés, contenant également des chansons, la plupart écrites sur des airs connus. Parmi eux, l’Echo des gourbis, le Crapouillot, le Canard enchaîné, ou d’autres journaux plus spécialisés tel que le Journal des chansons, Les chansons des guerres, La petite musique pour tous, Souvenirs de la guerre 1914-15-16-17 … dans lequel on trouve même des paroles en wallon – comme El pu ancienne des pouyes, d’Alphonse Lumay.
De nombreux anonymes se feront un nom pendant le conflit : poètes, journalistes, dessinateurs des « canards », animateurs en tout genre, qui se feront remarquer ou utiliseront leurs activités d’alors comme tremplin. Ainsi des éditions musicales comme Marmita sont-elles, à l’origine, une feuille de tranchée.
L’œuvre de la chanson aux blessés
A côté du théâtre aux armées, on retrouve toute une série d’initiatives personnelles visant à distraire les soldats blessés dont l’œuvre de la chanson aux blessés fondée par Eugénie Buffet.
Eugénie Buffet, surnommée la « cigale nationale » est une vedette de music-hall qui dès le début de la guerre, se met au service de la Croix Rouge. Elle deviendra infirmière en chef d’un hôpital de fortune à Vermon. Elle raconte : « Un soir que le silence me semblait plus oppressant, l’air plus chargé de malheur, j’eus l’idée de distraire mes poilus en leur chantant une chanson. Je crois bien que personne n’avait pensé à chanter depuis le 2 août 1914 ! Personne ! Et cependant, la chanson n’est-elle point ce qui berce le mieux la douleur ? Cette première chanson, fredonnée d’une voix que l’émotion faisait à la fois un plaintive et sonore, mais si lente et si douce que chacun pouvait se demander si elle ne venait pas de très loin, de là-bas… de chez eux… cette chanson fut pour tous, ces pauvres enfants, quelque chose d’inoubliable ».
L’expérience improvisée se renouvelle, et bientôt avec l’accord des autorités militaires médicales et civiles, Eugénie Buffet forme une petite troupe de chanteurs pour se reproduire ici là dans toutes les zones des armées.
En avril 1915, elle se produit au Grand-Palais devant 800 hommes, à la fin du concert les soldats reconnaissants accrochent un galon rouge à la manche de leur Mam’zelle Nini : ils viennent de la bombarder « caporale », « Caporale des poilus », ce titre sera la fierté de sa vie.
Plus d’informations ?
Des cigales auprès des blessés
La comédie française aux théâtres aux armées
Derrière la ligne de front…
A proximité de la ligne de front, la musique retient son souffle et ne subsiste que dans les têtes : « On ne chanta pas pour monter aux tranchées. La période héroïque des mouvements en rase campagne fini après « La Marne ». On connut l’angoisse muette des relèves réalistes et privées de gloire ». ii
Ce témoignage est facile à saisir : pas de chant ni de musique qui puisse attirer l’attention, ou distraire les combattants, d’un bord ou de l’autre. Cependant il y a des exceptions à l’interdit, même à l’état d’esprit qui le justifie. Forme de folie ? De désespoir ? Pied de nez au destin ? Parfois la musique passe par-dessus la ligne de feu comme si elle niait la guerre.
Sarah Bernhardt
L’idée est venue de Clémenceau qui sait le pouvoir des femmes sur le moral des troupes. Elles font déjà le maximum à l’arrière, dans les hôpitaux, les usines… Mais il faut aller plus loin, ou plutôt plus près d’eux. Le Tigre veut qu’elles aillent galvaniser les poilus jusqu’au front, en leur donnant à voir des spectacles dignes de ce nom, avec de vrais artistes et pas ces représentation sympathiques mais miteuses où les soldats jouent les rôles féminins.
Foch a trouvé en Sarah Bernhardt la candidate idéale. D’abord parce qu’elle est la plus grande actrice du monde, absolument géniale et même « géniale à volonté » (selon Sacha Guitry). Ensuite parce qu’elle n’a pas froid aux yeux. Depuis cinquante ans, la Divine vit avec un seul poumon, depuis trente ans avec un seul rein, depuis un an avec une seule jambe. « Vous êtes digne d’être au danger », lui annonce superbement l’Etat-Major. Sarah Bernhardt relève aussitôt le défi, bien qu’elle n’ait plus 20 ans (elle en a 72), ni, donc, ses deux jambes.
Un handicap qui tourne à son avantage : les poilus ne pourront avoir que le plus grand respect pour une mutilée (comme tant de leurs camarades) qui trouve le courage de rejoindre leurs rangs dans une chaise à porteur.Coiffée d’une grande capeline fleurie, couverte de fourrures tigrées, hyper maquillée, la Divine part pour le front apporter aux soldats la magie de sa voix d’or déclamant des vers où le lyrisme rime avec héroïsme.
Rosalie – (Paroles de Théodore Botrel, musique de Colomb)
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Rosalie, c’est ton histoire Que nous chantons à ta gloire – Verse à boire ! – Tout en vidant nos bidons Buvons donc ! Rosalie est si jolie Que les galants d’ Rosalie – Verse à boire ! – Sont au moins deux, trois millions Buvons donc ! Rosalie est élégante Sa robe-fourreau collante – Verse à boire ! – La revêt jusqu’au quillon Buvons donc ! Mais elle est irrésistible Quand elle surgit, terrible, – Verse à boire ! – Toute nue : baïonnette… on ! Buvons donc ! Sous le ciel léger de France Du bon soleil d’Espérance – Verse à boire ! – On dirait le gai rayon Buvons donc ! Elle adore entrer en danse Quand, pour donner la cadence – Verse à boire ! – A préludé le canon Buvons donc ! La polka dont elle se charge S’exécute au pas de charge – Verse à boire ! – Avec tambours et clairons Buvons donc ! |
Au mitan de la bataille Elle perce et pique et taille – Verse à boire ! – Pare en tête et pointe à fond Buvons donc ! Et faut voir la débandade Des mecs de Lembourg et d’ Bade – Verse à boire ! – Des Bavarois, des Saxons Buvons donc ! Rosalie les cloue en plaine Ils l’ont eue, déjà, dans l’aine – Verse à boire ! – Dans l’ rein, bientôt, ils l’auront Buvons donc ! Toute blanche, elle est partie Mais, à la fin d’ la partie, – Verse à boire ! – Elle est couleur vermillon Buvons donc ! Si vermeille et si rosée Que nous l’avons baptisée – Verse à boire ! – «Rosalie», à l’unisson Buvons donc ! «Rosalie», sÂœur glorieuse De Durandal et Joyeuse, – Verse à boire ! – Soutiens notre bon renom Buvons donc ! Sois sans peur et sans reproches Et, du sang impur des Boches, – Verse à boire ! – Abreuve encor nos sillons ! Buvons donc ! Nous avons soif de vengeance Rosalie ! verse à la France, – Verse à boire ! – De la Gloire à pleins bidons ! Buvons donc ! |
Ma chanson (Paroles de Roland Gaël, musique de R. de Buxeuil, créée par Eugénie Buffet) J’ai chanté les gueux et les filles Tous les purotains du trottoir Dont le cœur bat sous les guenilles, D’amour, de jeunesse et d’espoir. Il faut bien que des voix s’élèvent Parmi les rumeurs et les cris Pour clamer les joies et les rêves De la misère de Paris J’ai chanté comme une cigale, Sœur pauvre des déshérités, Laissant aux fourmis la fringale, De l’argent et des vanités J’ai chanté de toute mon âme : A l’âge de Mimi Pinson J’avais donné mon cœur de femme A la chanson J’ai dans les cours, faisant la quête Rendu tous les pipelets fous, Les coups de balai sur ma tête Pleuvaient plus souvent que les sous, Des lazzis tombaient des fenêtres Sans interrompre mon refrain Car je pensais : de pauvres êtes Par ma chanson auront du pain Refrain J’ai chanté comme une cigale Même sous la neige, l’hiver Et quand je n’avais qu’un vieux châle, Contre les morsures de l’air. Quelques fois s’éraillait ma gamme, Mais je n’avais pas le frisson : Je me réchauffais à la flamme De ma chanson |
3 (Pour Eugénie Buffet) En trinquant à la régalade, J’ai bu le pinard des poilus : Je crois bien que plus d’un malade, En m’écoutant ne souffrait plus, Ils m’ont nommée leur caporale, Les doux et braves petits gars C’est un titre que rien n’égale, Parmi les honneurs d’ici-bas 3 La foule qui rêve ou s’amuse, |