Les Chasseurs de Lune ou Les Plaisirs du Guet

par John Knaepen


Ce petit bourg barrant la Meuse, cet avant-poste liégeois aventuré sur la rive droite près d’une des frontières les plus exposées de l’antique « Terre de saint Lambert », fut obligé d’édifier au début du XIV° siècle quelque quinze cents mètres de remparts avec portes, tours et fossés, sur un terrain accidenté, raviné par les eaux ruisselant du plateau voisin. Pendant cinq siècles, ces murailles furent en butte aux tracasseries des hommes, aux intempéries et même à la rage des flots minant le rempart ouest… cela faisait du dégât dans les goussets des bourgeois ! Et ce n’était pas seulement à leurs beaux florins que les autorités en voulaient, mais aussi à leurs sueurs et à leur désir légitime de passer tranquillement la nuit dans leur alcôve, bien au chaud dans leur douillette.


Porte de Souvré (en ruine)

Porte de Souvré (en ruine)


Il est certain que les Visétois ne se livraient pas à tous ces travaux guerriers avec un enthousiasme délirant. Mais les Princes-Évêques, responsables de l’intégrité des frontières de là Patrie liégeoise, ne badinaient pas quand il s’agissait de la défense des places fortes. Ainsi, le 8 juillet 1592[1], la ville doit engager tous ses revenus pour :

« fournir aux journelles réparations et entretenances qu’il convient mettre ens et alhentour de la ville, causantes (à cause des) les guerres, suivant les ordonnances et commandement exprès à nous envoyez par notre soverain, Monseigneur l’Evêque de Liège ».

Nos remparts étaient édifiés, principalement avec des moellons de calcaire extraits des carrières de Souvré, du Rua et du Gollet, mais aussi avec des blocs de tuffeau de Maestricht, maçonnés avec « du bon mortier de grêves d’eau de Cherat »[2]. Le sommet des remparts était garni de deux rangées de briques surmontées de créneaux, également de briques, « le tout assemblé avec du bon gros ciment pour faire très solide » stipule un Recès du 2 juillet 1732. Ce ciment était à base de chaux.
Quant aux fondations, elles étaient imposantes : au moins un mètre de profondeur et jusque un mètre cinquante d’épaisseur. En certains endroits, les murs étaient construits sur des arcs de décharge afin de contrecarrer d’éventuels travaux de sape : les sapeurs ennemis devant tomber précisément sur les points les moins résistants s’ils voulaient faire sauter un tronçon de l’enceinte[3]. La hauteur variait selon les secteurs : les murailles les plus exposées devaient dépasser cinq mètres. Cependant, le type de maçonnerie le plus fréquent était celui décrit par un Recès du 29 août 1741, concernant le rempart entre la porte du Marché et le choeur de l’église Saint-Martin. Les fondations avaient un mètre cinq d’épaisseur ; elles supportaient une muraille large de 75 centimètres mais, en montant, celle-ci perdait quelques centimètres d’épaisseur de chaque côté, tant et si bien qu’au sommet, elle n’en avait plus que 60 centimètres. Ce mur avait trois mètres de haut, puis venaient deux rangées de briques et enfin, les créneaux.

Porte de la Tour l'Evêque

Porte de la Tour l’Evêque


De l’extérieur, l’accès de la « fermeté » (enceinte) était rendu plus difficile par l’existence de fossés que l’on s’efforçait de remplir avec les eaux de ruissellement et avec celles de sources jaillissant à flanc de coteau. Mais, périodiquement, il fallait curer les fossés car les herbes, vases et débris de toutes sortes en diminuaient la profondeur. Par corvées, les herbes étaient faucardées, et « la fiente, la dure comme la molle » devait être extraite à la pelle, prestation qui n’offrait aucun charme ! On rendait aussi l’accès des fossés plus malaisé en y plantant des épines : c’étaient les barbelés de l’époque. A l’intérieur de la ville, les Visétois, toujours groupés en corvées, étaient encore astreints à enlever végétaux et détritus qui encombraient les chemins d’accès aux remparts[4].
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La garde des remparts postulait toute une organisation. Celle du guet semble remonter officiellement au 9 avril 1429. Visé était alors, affirme une charte :

« affaiblie de fermeté et de défense car plusieurs surcéans en icelle, partant qu’ils n’ont point de status par lesquelz on les puisse constraindre, ont esté et sont rebelles et desobéyssant de faire l’awayt (guet) accoustumé, pour la warde (protection) de la dite ville »[5].

Arquebusier - Cologne - 1493

Arquebusier – Cologne – 1493


La garde aux remparts et sur les tours ne plaisait pas à tout le monde… surtout la nuit ! Dormir bien au chaud dans un bon lit de plumes d’oies, bien barbues, était évidemment plus agréable que porter de lourdes écailles d’acier et de non moins lourdes arquebuses qu’il était dangereux de laisser tomber sur les pieds. La fréquence des ordonnances relatives au guet prouve que l’enthousiasme des Visétois pour ce sport était loin d’être délirant.
Au milieu du XVIème siècle, l’insécurité était particulièrement grande ; la ville était menacée par des soldats allemands et « autres mal voulhans ». Les Visétois furent assemblés au Peron et les bourgmestres ordonnèrent que tous les bourgeois et habitants du territoire visétois sans aucune exception, étaient tenus :

« de weitier et estre obéyssant de faire tout ce que de part le valet des deux Maistrez pour le temps (bourgmestres) ou par le rotmeistre (sergent) commandeit sera de faire. Le défaillant payerait un florin d’or d’amende, moitié à la ville, moitié aux compagnons de la « rotte » (section) du deffal-lant pour eulx à boire ensemble »[6].

Quoique la puissance de feu des arquebuses à mèche fut assez limitée, nos mousquetaires faisaient grande consommation de poudre. En cas d’alerte, on tirait le plus possible pour se donner du courage et pour faire croire à l’ennemi que les valeureux Visétois étaient tous sur le pied de guerre. Pour faire face à cette forte consommation de poudre, la ville avait fait ériger un moulin à poudre sur le rempart, près de la tour l’Evêque[7].
En 1580 (3) le Conseil décide que pendant trois ans successifs, la ville « fera faire et construyre 6 muskettes l’an ». La mise à feu de ces arquebuses à mèche se faisait au moyen d’une mèche que le tireur ajustait au-dessus du bassinet rempli de poudre et qu’une détente précipitait brusquement sur l’explosif. La pesanteur de cette arme nécessitait l’emploi d’une fourquine, sorte de pique terminée à sa partie supérieure par une fourche permettant de reposer l’arme. D’autre part, comme la plupart des maisons étaient couvertes d’un toit de chaume, il était strictement interdit de conserver allumées les mèches dés arquebuses, afin de limiter les risques d’incendie.
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Porte du Marché

Porte du Marché


Malgré l’aspect martial et vivifiant de cette activité de plein air il apparaît que nos chevaliers du guet boudaient le sport obsidional. Aussi les autorités édictèrent-elles le règlement qui suit[8] :

  1. Ceux qui seront commandés de faire le guet ne pourront y envoyer des remplaçants sauf en cas de maladie les obligeant de tenir la chambre « ou qu’ils fuissent expatriez pour leurs pratiques (occupations) et nécessiteits urgentes hors de cette ville ». En ce cas, ils chargeront du guet un remplaçant.
  2. Le guet de nuit durera de 18 heures à 6 heures, celui du jour, les 12 heures restantes.
  3. Les hommes de garde devront se présenter « avec armes et bas-tons (armes blanches) qu’ils portoient en passant la monstre (revue), sour peine de 6 florins liégeois d’amende ». Faute de documents, nous ne pouvons décrire l’ambiance de telles inspections. Il est probable qu’elles préfiguraient nàblement ces fameuses revues de la garde civique, de joyeuse mémoire, où nos fiers bourgeois militarisés et casqués du chapeau melon étaient rangés « tur tos cont’ li bordeur del trottwere ! »
  4. Mais revenons au Règlement de 1580 : les veuves n’étaient pas oubliées : elles seront dans l’obligation de « mettre aulcuns (des) bourgeois pour, en leur nom, faire ledit guet, ou leurs enflants suffisamment eagiez ».
  5. Les guetteurs ne pourront laisser entrer en ville « aulcuns personnes avec harquebuse et arme desloyalz (prohibees) comme pikot de Hacourt, pistolets, heppes jectantes… » Si elles passent outre, les bourgeois veilleront à ce qu’elles ne boutent pas le feu aux maisons. Les armes restaient chargées jusqu’à la relève de la garde. Chaque bourgeois qui descendait de garde devait attendre qu’il se fût écarté des abords des portes fortifiées avant de pouvoir ni mettre le feu à la mèche de sa pétoire et la décharger, sous peine de 6 florins liégeois d’amende.Image

Crossbowman - Andrey Shishkin (1960)

Arquebusier – Andrey Shishkin (1960)


Il faut croire que nos ancêtres, mis à part ces tireurs d’élite qui formaient les compagnies des arbalétriers et des arquebusiers, ne déployaient guère de zèle pour le métier militaire car, en 1597, l’évêque Ernest de Bavière imposa à la ville l’institution d’une garde bourgeoise « pour la garde et la tuition (protection) de la ville en temps de guerre et de désordre ».
Elle se composait de 4 compagnies fournies par les faubourgs de Souvré et de Devant-le-Pont et par les deux « vinaves » (quartiers) de la ville, séparés par la rue du Peron. Chaque compagnie avait un capitaine qui lorsqu’il le jugeait nécessaire, pouvait convoquer ses hommes au son du tambour et leur commander de faire le guet[9].
Toutes ces contraintes étaient fort peu appréciées de nos bourgeois plus soucieux de leur confort que de leur sécurité. Le 20 avril 1734, le Conseil se voit obligé de rafraîchir la mémoire de ses « subjets » en leur rappelant l’obligation « d’aller en personne aux patrouilles, gardes et corvées », de s’y présenter avec armes et munitions, dedans et dehors la ville. Les capitaines avaient l’ordre de communiquer les noms des « brosseurs » au magistrat afin de leur soutirer un florin d’or d’amende, dont un tiers pour l’officier. En cas d’alarme, tout bourgeois, les armes à la main, devait se trouver dans le quartier qui lui était assigné, y compris les « juvenceaux âgiés de 16 ans ». Ceux qui descendaient de garde ne pouvaient décharger leur fusil en tirant en l’air de crainte de faire croire à une alerte. Les personnes de garde ne pouvaient s’absenter pendant leur faction sous peine d’un florin d’or d’amende. Le sexe dit faible n’était pas oublié : dorénavant, les veuves et les femmes propriétaires de maisons participaient aux corvées d’entre-tien du système défensif. Toute cette panoplie de règlements laissait peu d’espoir au tire-au-flanc comme à celui, qui aurait bien voulu tirer ses chausses en cas d’alerte !
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The Arrival, Edmund Blair Leighton

The Arrival, Edmund Blair Leighton


Est-ce pour rallier ces derniers ou pour ranimer d’un souffle ardent le zèle chancelant des sentinelles de sexe mâle, écrasées de gardes, corvées et autres rondes infernales, que les bourgmestres décidèrent le 27 octobre 1750, de leur adjoindre un charmant renfort en la personne des « veuves, jeunes filles et toutes autres tenant ménage qui sont et seront sujets à montrer également la garde et patrouilles avec les hommes ». La décision était motivée, notamment, par la fréquence des maraudages et des actes de brigandages. L’histoire est dame souvent discrète ; aucune « Chronique du clair de lune » ne décrit les promenades à la fois galantes et militaires que firent des visétoises et des visétois dans les venelles sinueuses et dans les allées aux arceaux parfumés, des jardins publics. Mais il semble que ces patrouilles mixtes ne poursuivirent pas longtemps leurs rondes de nuit. La répartition des compagnes, de nuit provoqua-t-elle du tirage ? Les plus jolies se retrouvaient-elles toujours avec les plus entreprenants ? Ou bien les braves chanoines du chapitre de saint Hadelin, exclus d’office de ces exercices de nuit, se récrièrent-ils au nom de la morale ?
En fait, la période entre 1715 et 1789 connut moins de guerres et de troubles. Pour terminer, ajoutons que les habitants de villages voisins étaient parfois « invités » à ces joyeuses festivités guerrières afin de participer aux travaux de garde et de défense comme l’explique un acte du 29 janvier 1575 :

« Au bruit que bon nombre de gens de gare aroyent intention de venir en la région, divers surséants de lieux d’allenthour de notre ville, tant de noz pays que voisins, selon la coutume es semblables dangers, viennent sauver leurs personnes et leurs bien dedans notre ville. Lesqueilz, toute raison et équité vouldroient que sy comme ilz seroient joyssant du bénéfice de la garde et conservation de leurs personnes et biens ils supportent ossi de faire le geit de gardes aux portes, murailles et aultres endroits de Viseit [10] Le 10 février 1595[11] devant la gravité de la situation internationale, l’Evêque et Prince de Liège Ernest de Bavière « ordonne aux manants des villai-ges de Liexhe, Nivel et la Naye, qu’à la sommonce des bourgmestres de Viseit ilz ayent à venir faire guet et garde de nuit et de jour dedans ladite ville ».

Mais ces prestations, malgré leur utilité pour les communautés villageoise, étaient peu appréciées. Si pour certains, c’était occasion de beuveries homériques, pour d’autres, cela paraissait un fardeau désespérant : passer toute une nuit ou tout un jour sur les remparts, toutes affaires cessantes et parfois, pour un léger manquement à la discipline, être obligé de verser de beaux florins or, si péniblement gagnés et si rares en ces périodes de guerre ! Oui, ces braves « chasseurs de lune » de Visé et de la région, devaient trouver le temps long et ils n’imaginaient pas qu’un jour on dirait, en parlant de leur époque, c’était au bon vieux temps !


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[1] A.E.L. Visé, Gabelles, R. 216 F° 119.
[2] Recès du Conseil de Visé des 15 juillet et 30 août 1711. Grève : lieu couvert de gravier et de sable sur le bord d’un fleuve.
[3] Visé, Procédure pardevant le Magistrat, R.L., P 117 : 22 octobre 1521
[4] Visé, Gabelles 1527/50 P 34 : 13 novembre bre 1731. 1543 et Recès du Conseil du 6 novembre 1731.
[5] L. Polain et St. Bormans, Recueil des ordonnances de la principauté de Liège, le série, p. 557, Bruxelles 1855).
[6] Visé, Gabelles 1527/50, F » 15 : 21 juin 1544. Un florin d’or, ou 6 florins liégeois, représentait alors le prix de 135 kg d’avoine.
[7] Gabelle, F » 215 : 2 août 1573. (3) Ibidem F » 84.
[8] Gabelles, R. 213, F° 43 : 2 janvier 1580).
[9] Sur l’histoire ultérieure de ces Compagnies, cf. U. bourgeoises de Visé, Bull. Soc. Arch. Hist. de Visé et cf. U. Dodémont, Les Compagnies Région, III, p. 31 : 1924.
[10] Visé, privilège 1429/1616 F 8.
[11] Ibidem. F11.
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Illustration de couverture : 
William Ladd Taylor, Couple embracing (ca. 1904)
NB : les différentes peintures n’ont qu’une vocation illustrative et ne sont pas représentatives du contexte historique.